Dans le monde, un peu plus de 6000 variétés de raisins (cépages) ont été recensés pour faire du vin, 600 environ sont encore utilisés, mais la majeure partie des vins du monde sont réalisés à partir de seulement 14 cépages[1] .
Petit aparté, quand on parle de perte de la biodiversité, ce n’est pas un v(a)in mot. Il existe des dizaines de cépages tout aussi appréciables que les 14 stars mondiales.
Continuons. Avec 750 000 hectares, la France représente 10 % de la surface mondiale de vignes. Avec 633 hectares plantés[2], le cépage Loin de l’œil représente 0,08 % de la surface viticole française, je vous laisse calculer ce que cela représente à l’échelle mondiale !
Arrêtons avec les chiffres et ce long préambule, il n’y a pas débat, CQFD. Le titre n’est pas usurpé, je vais bien vous parler d’un cépage rare !
Pourquoi le loin de l'oeil ?
Ce n’est pas au cours d’une réunion marketing que le nom a été trouvé. Les « tempêtes de cerveaux » n’existant pas aux temps anciens, il tire son nom tout simplement de sa morphologie : Le pédoncule de la grappe est si long qu’il est loin du bourgeon, l’ « œil » dans le vocabulaire viticole.
En occitan cela donne Len de l’el. En français il a tout d’abord été nommé « Cavalier » ou « Cavalié ». Ce ne serait qu’à partir de 1850 qu’il a pris définitivement le nom de Loin de l’œil, traduction littérale de l’occitan.
Un cépage qui a l’accent.
Vigne de Loin de l'oeil L’origine du Loin de L’œil reste une énigme. Robert Plageoles, vigneron réputé qui a remis à l’honneur les cépages indigènes du gaillacois et auteur de nombreux ouvrages, a émis l’hypothèse qu’il pourrait provenir des vignes sauvages de la forêt de Grésigne (Tarn)[3].
L’hypothèse n’est pas confirmée et le mystère demeure. Il est par contre sûr que c’est un cépage du Sud-Ouest et qui plus est ancien, comme l’atteste plusieurs documents du 16ème siècle qui le cite sous son nom occitan de Len de l'el.
Aujourd’hui encore on ne le trouve quasiment qu’à Gaillac. Si vous connaissez d’autres appellations qui l’utilisent, faite-le moi savoir. Pour ma part, la seule exception que je connaisse se situe à côté de Cahors, toujours dans le sud-ouest, où un viticulteur le vinifie en moelleux. Une culture exigeante
La taille des grappes varie mais souvent elles sont grandes, lourdes et compactes, ce qui entraîne à la saison des vendanges des différences importantes de maturité. Pour remédier à cela, on effectue un passerillage sur pied : quelques jours avant les vendanges, cep par cep, on pince le pédoncule des grappes les plus mûres pour que la sève se concentre sur celles encore vertes. Souvent il est même nécessaire de vendanger en deux fois. Au premier passage on récolte entre 75% à 80% des grappes et une semaine, dix jours après on vendange les grappes restantes.
De plus le Loin de l’œil est sensible à la pourriture grise et aux acariens, selon les années un tri sur pied est également nécessaire.
Autant vous dire que les vendanges mécaniques et le Loin de l’œil ne sont pas très compatibles !
Blancs moelleux ou secs ?
Le Loin de l’œil, parce qu’il se prête bien à la surmaturation de ses raisins et à la prise de la "pourriture noble", était surtout utilisé dans l’élaboration des moelleux. Il donne de magnifiques vins très concentrés aux arômes de fruits mûrs (poires, coings), fruits de la passion, fruits secs et des notes de miel : une gourmandise. Les vins moelleux n’étant plus au goût du jour, la production a nettement décliné et on le retrouve de plus en plus utilisé pour élaborer des blancs secs.
Pour ces derniers, on a longtemps privilégié l’assemblage avec le Mauzac ou l’Ondenc, autres cépages indigènes du gaillacois (le Mauzac est aussi le cépage de la blanquette de Limoux, méthode ancestrale, ne soyons pas trop chauvin !). Plus récemment et toujours dans une approche complémentaire on l’a associé avec le sauvignon. En effet, Le loin de l’œil se caractérise par une faible acidité, et ainsi assemblé au Mauzac, à l’Ondenc ou au Sauvignon, on associe à juste titre la rondeur et la souplesse du premier à la fraicheur des seconds : une réussite.
Depuis peu, la tendance des vins de cépages aidant, quelques vignerons (le Domaine Gayrard en fait partie !) élaborent des blancs secs 100% Loin de l’œil, offrant à ce cépage une nouvelle jeunesse. Les amateurs de blancs préférant une faible acidité apprécieront. Toute la richesse et la complexité aromatique de ce cépage s’expriment qu’il soit élevé en cuve ou en fût. Arômes de pomme, de poire, de fruits exotiques, ou encore arômes floraux type acacia, notes de miel, c’est un festival. En fût, un élevage sur Lie (fermentation en barrique pour faire simple) apporte des notes de vanille et une rondeur qui lui donne beaucoup de longueur et de persistance en bouche. Vous avez ainsi un vin qui vous fera tout un repas. Terrine de volaille, blanquette de veau, poissons en sauce etc. Et, si vous voulez une superbe harmonie, mariez le avec des fromages à pâtes dures, Comté, Beaufort, Gruyère (le vrai) : une belle découverte.
Pour finir, c’est marginal mais cela fera plaisir à mes amis catalans (Vins Doux Naturels oxydatifs) et jurassiens (Vins jaune), il est possible de le vinifier en mode oxydatif. On obtient ainsi un vin au profil madérisé. Pour les amateurs d’originalité je ne peux que conseiller. A découvrir dans cinq ans au domaine Gayrard !
Le Loin de l’œil un cépage rare mais aux multiples attraits, blanc sec ou moelleux, en assemblage ou en mono-cépage, élevé en cuve ou en fût. Dernier conseil pour les curieux et découvreurs, en mono-cépage il se déguste frais mais pas froid 14/16° !
Bonne dégustation !
[1] Top 14 : Airen (Premier cépage blanc d’Espagne), Cabernet-Sauvignon, Merlot, Tempranillo Noir, Ugni blanc, Grenache Noir, Chardonnay, Syrah, Carignan Noir, Sangiovese (Connu pour le Chianti), Bobal Noir (Majoritairement Espagne), Sauvignon Blanc, Mourvèdre, Pinot Noir.
[2] Source : Interprofessionnel des Vins du Sud-Ouest -IVSO- 2018
[3] Fernand Cousteaux et Bernard Plageoles, Le vin de Gaillac 2000 ans d’histoire, 2001